Nox Illuminata

Scénario de court métrage: "Téberli"


Scénario de court métrage: "Téberli" (partie 1/3)

 

             Photo © Johnny Karlitch 2011

 

 

 

Un scénario de court métrage

 

TÉBERLI

 

Une fable à suspense

par Johnny Karlitch © 1998

 

 

 

 

 

La montagne

 

Le vol libre d’un grand oiseau dans le ciel.

Une détonation, explosion rouge sur noir.

Le vol de l’oiseau est brutalement interrompu, et il chute.

La course de deux pieds bottés dans les broussailles, et celle d’un chien, plus loin devant. Encouragements haineux du chasseur, mêlés aux
aboiements frénétiques du chien.

L’oiseau, blessé, rampe sur le sol par saccades, battant vainement des
ailes.

Les pieds bottés, courant.

Le chien, courant, aboyant.

L’oiseau parvient à se cacher dans un buisson touffu.

Les pieds bottés.

Le chien courant.

Les yeux de l’oiseau derrière le feuillage dense.

Au loin, le chien arrive en courant. Il s’approche de plus en plus,
aboyant tout son soûl.

Les yeux de l’oiseau; les aboiements cessent après un court instant.

Les yeux du chien, silencieux, fixant l’oiseau caché dans le buisson.

Les yeux de l’oiseau, regardant le chien.

Les pieds bottés du chasseur qui n’est plus très loin du buisson.

Les yeux du chien, regardant l’oiseau.

Les yeux de l’oiseau, regardant le chien.

Le chien tourne la tête vers le chasseur, puis reprend sa course, et
ses aboiements, mais dans une direction différente.

Le chasseur le suit et s’éloigne.

Les yeux de l’oiseau. Après un moment, il pousse un cri, semblable à un
rire.

Un, deux, plusieurs cris lui répondent.

Des oiseaux dans le ciel.

Les yeux de l’oiseau.

 

 

Fondu enchaîné

Le vestibule d’un asile psychiatrique

 

Les yeux de Joseph K.

L’aide-soignant, grand et anguleux, lui tend un comprimé. Joseph K.
regarde attentivement le comprimé entre ses doigts. En lui donnant un verre d’eau, l’aide-soignant le dévisage, soupçonneux.

 

L’aide-soignant

- Il faut l’avaler, bien l’avaler, n’est-ce pas!

 

Joseph K. dépose le comprimé dans sa bouche, et boit une gorgée d’eau. Puis il s’éloigne. L’aide-soignant le regarde marcher et sortir un calepin. Joseph K. se met à écrire.

Un autre aide-soignant, trapu et broussailleux, s’approche du grand.

 

Le grand

- C’est le nouveau.

 

Ils le regardent griffonner sur son calepin.

 

Le trapu

- Qu’est-ce qu’il a dans la tête?

 

Le grand lui montre une fiche de patient.

 

Le grand

- Maniaco-dépressif.

 

Le trapu

(grommelant)

- Taré!

 

 

Le couloir de l’asile

 

Joseph K. marche dans un couloir de la clinique. Divers membres du
corps soignant le croisent et le regardent avec curiosité ou suspicion.

Joseph K. sourit à la plupart, en saluant d’un mouvement de tête.

Il s’adresse à un homme à lunettes, docteur ou psychiatre, d’après sa tenue, qui a un mouvement imperceptible de recul.

 

Joseph K.

- Vous pouvez m’indiquer la grande salle?

 

L’autre lui tapote sur l’épaule.

 

L’autre

- Tu te sens un peu nerveux!

 

Joseph K.

- Je cherche mon chemin.

 

- Ça va aller, tu verras.

 

- J’en suis sûr. Alors où est-ce?

 

- Quoi?

 

- La grande salle.

 

- Ah! La grande salle… oui!
Au bout du couloir, à gauche.

 

- Merci.

 

Joseph K. continue son chemin. Il sent l’autre l’observer.

 

 

La grande salle de séjour

 

Au centre de la vaste salle, une cage aux parois de verre, surélevée sur une estrade à trois marches. Un membre du personnel y est assis, scrutant la salle. Debout, à ses côtés, un psychiatre semble écrire.

Tout au long des murs, percés de quelques fenêtres condamnées par des
barreaux, sont alignées des chaises blanches. Sur plusieurs de ces chaises, des patients sont assis, seuls, en couple ou en groupe. D’autres déambulent, chacun à sa manière, erratique ou ordonnée.

Debout, à l’entrée, Joseph K. griffonne sur son calepin.

Les occupants de la cage le dévisagent.

Le psychiatre ouvre son dossier à la lettre K. Sur la feuille de rapport, un nom en gras: «Joseph K.» Le reste de la feuille est blanche. Il écrit: «Jeudi 8 novembre. 10h15. Le patient griffonne sans cesse sur un petit calepin. Il ne se décide pas à entrer, restant debout près de la porte.
Attitude dénotant un comportement compulsif-obsessionnel.»

Il referme son dossier, semble adresser des directives au surveillant, et s’en va.

Le surveillant s’empare d’une revue et se met à la feuilleter.

 

 

Le bureau/salle de séjour d’un psychiatre

 

Le vieux psychiatre

- Pas mal! Pas mal du tout!

 

Joseph K. regarde celui qui vient de parler, un vieux à lunettes et barbe.

 

Le vieux psychiatre

- Ça m’emballe, même!

 

Le vieux se lève.

Joseph K. regarde par la fenêtre.

 

 

Le vieux psychiatre

(tout en se servant un verre de whisky)

- Tu trouves pas que ton expérience serait plus plausible, si tu envoyais,

par exemple, une dizaine de témoins dans dix asiles psychiatriques
différents!

 

Joseph K.

- Si, évidemment. Mais ça sera pour la seconde étape.

Au départ, je préfère y aller tout seul.

 

Le vieux se réinstalle, son verre en main.

 

Le vieux
(avec un signe de la main en direction d’une petite
boîte à tabac
)

- Tiens, sers-toi…

 

Joseph K. la prend et l’ouvre.

 

Le vieux

- C’est de la très bonne, toute fraîche.

 

Joseph K. tient entre les doigts un joint tout prêt, qu’il hume du nez.

 

Joseph K.

- Toujours prévenant, cher professeur.

 

Le vieux

- Bah! Je sais que tu préfères l’herbe à l’alcool. A chacun ses goûts.
Santé!

 

Joseph K.

(en allumant le joint)

- Santé!

 

Le professeur boit un coup.

Joseph K. tire un coup.

Silence de connaisseurs qui se concentrent sur les sensations.

 

Joseph K.

- Par la suite, si les premières observations sont convaincantes,

on fera ça à grande échelle.

 

Le vieux

- Tu as intérêt à pas gaffer. C’est ta réputation de psychiatre qui est
en jeu.

 

Joseph K.

- Moi je dis que ce sont les principes mêmes de la psychiatrie qui
seront ébranlés. Notre vision de la maladie mentale, aussi! Qu’est-ce que c’est qu’être normal? anormal? Ce qui semble normal dans un milieu socio-culturel ne l’est pas dans un autre.

Ça nous permettrait de savoir jusqu’à quel point le diagnostic se base

sur des données propres au patient, ou si, au contraire…

 

Le vieux

(empiétant)

- Ou si, au contraire, ce diagnostic de folie n’est que le produit de l’environnement et reflète les préjugés du médecin. Tu vois, qu’un vieux conservateur comme moi est quand même ouvert à tes idées radicales.

 

Joseph K.

(riant)

- Tu avoues donc que tu aimerais y aller, à ma place.

Le vieux

(souriant et songeur)

- Pas si sûr… au fait, pas du tout! Pour tenter une aventure pareille,

c’est un coeur solide qu’il faut.

 

 

 

La grande salle

 

Un cri strident.

Joseph K. se retourne brusquement.

Une jeune fille, défigurée par la terreur, hurle et se débat contre d’invisibles ennemis.

 

La jeune fille

- Ils me scrutent… me détestent… langues fourchues.

 

Joseph K. la regarde, interloqué, puis regarde les autres.

Un jeune homme à courte barbe contemple la scène, les yeux sombres. Remarquant le regard de Joseph K. sur lui, il baisse les yeux.

Certains continuent leur manège, d’autres sont prostrés ou ouvrent grand la bouche sans un son, ou battent l’air de leurs bras.

L’infirmier de garde dans la cage parle dans un TSF.

Deux aides-soignants surgissent, le grand et le trapu. Ils immobilisent sans
ménagement la jeune fille et l’emportent.

Au haut de l’un des murs, des yeux masqués par de larges lunettes noires observent la scène à travers une petite lucarne. Ils regardent particulièrement Joseph K. qui a repris son calepin et son écriture.

Dans la salle, un jeune homme au crâne rasé regarde aussi, tour à tour, Joseph K. et le visage dans la lucarne.

 

 

Le dortoir de l’asile

 

C’est le soir.
Dans le dortoir éclairé par quelques veilleuses verdâtres, les lits sont
alignés côte à côte, en deux rangées. L’une pour les hommes, l’autre pour les femmes, séparées par un lourd rideau noir formé de trois pans. Dans l’un des lits, Joseph K. redresse la tête.

Les deux aides-soignants ramènent la jeune fille, la soutenant. Elle a l’air béat. Joseph K. fait semblant de dormir.

Les aides-soignants installent la fille dans son lit et s’en vont.

Après un instant, Joseph K. se lève et va vers le lit de la jeune fille, en écartant les pans du rideau.

Il la contemple, lui caresse le front.

 

La fille

(yeux mi-clos, elle marmonne)

- Je suis libre… une femme libre… j’aurai une famille…

un mari qui me protégera… c’est la loi…

 

Une voix

- Ces conneries, elle va les répéter pendant quelques jours.

 

 

Joseph K. sursaute.

En face, dans la rangée de lits des hommes, visible à travers l’ouverture des pans, le jeune homme au crâne rasé est redressé sur ses coudes.

 

Le jeune homme au crâne rasé

- Et puis, elle se calmera… ou alors ça sera une nouvelle crise.

 

Joseph K. ne dit rien. Il caresse toujours le front de la fille qui s’est rendormie.

 

Le jeune homme au crâne rasé

- Toi aussi, tu n’as pas avalé la pilule du soir!

 

Son regard est insistant. Puis, il se rallonge et se rendort.

Le dortoir, avec ses deux rangées de lits, les formes pitoyables allongées dessus, et Joseph K. auprès de la fille.

 

 

La grande salle

 

Dans la grande salle, le jeune homme au crâne rasé est assis, tête basse. Joseph K. s’approche de lui.

Le jeune homme le regarde par en-dessous, avec un air entendu, et rebaisse la tête.

Joseph K. s’assied à ses côtés.

 

 

Le jeune homme au crâne rasé

(à voix basse)

- Toi, t’es pas malade!

 

Il jette un rapide coup d’oeil sur Joseph K. et se met à observer les autres patients présents dans la salle.

 

Joseph K.

- Tant mieux! Tu me soulages.

 

Le jeune homme au crâne rasé

(en le regardant en coin)

- Hum…Tu fais quoi? T’es journaliste?…contrôleur de quelque chose?

 

Joseph K

(d’un ton neutre)

- Pourquoi tu as cessé de prendre tes pilules?

 

Le jeune homme au crâne rasé

- Ha! Pour la même raison que toi, pardi…

(il crache sourdement après avoir regardé vers le haut de la salle)

- Merde!

 

Il se lève et s’éloigne.

Joseph K. relève la tête pour voir une lucarne se refermer tout en haut du mur.

Il reste un instant perplexe. Puis, il sort de sa poche son calepin.

Le surveillant dans sa cage observe son manège.

Joseph K. lui sourit.

L’autre a un geste moqueur.

Joseph K. écrit.

Dans la salle, le jeune homme à courte barbe marche aux côtés de la jeune fille, la tenant par la main.

Joseph K. les observe.

De l’autre côté de la salle, le jeune homme au crâne rasé a engagé une conversation animée, pittoresque, avec deux patients.

Joseph K. ramène son regard sur le couple, se lève en rangeant son calepin et se dirige vers eux.

Le jeune homme au crâne rasé lance un coup d’oeil en sa direction, sans arrêter de parler aux deux autres patients.

Joseph K. a atteint le couple. Il adopte le même rythme de marche, et les accompagne, en silence et sans les regarder.

Le jeune homme à courte barbe manifeste un certain agacement. La jeune fille garde son air béat et fatigué.

 

 

 

Joseph K.

(après un certain temps, à voix basse)

- Je pense que ce qu’elle a subi est intolérable.

 

Le jeune homme à courte barbe reste silencieux.

Le jeune homme au crâne rasé regarde vers eux de plus en plus fréquemment, l’air énervé.

 

Le jeune homme à courte barbe

(sèchement)

- Qu’est-ce que tu en sais?

 

Joseph K.

- Faut pas être sorcier; il suffit de la regarder.

 

Le jeune homme à courte barbe hoche la tête.

Au haut du mur, la lucarne s’ouvre lentement.

 

Le jeune homme à courte barbe

- Si tu l’avais connue… avant. Toute pleine de vie.

 

Le jeune homme au crâne rasé, qui a vu la lucarne s’ouvrir, semble très mal à l’aise.

 

Joseph K.

- Pourquoi elle est ici?

 

Le jeune homme à courte barbe

(en haussant le ton)

- Pourquoi! Pourquoi! Je ne sais pas pourquoi moi-même on m’a mis ici.

 

Joseph K. l’écoute, mais son attention est perturbée par l’entrée brusque des deux aides-soignants qui s’avancent vers le trio.

Arrivés près d’eux, ils encadrent le jeune homme.

 

Le trapu

(un ton de douceur menaçante)

- François, tu viens avec nous. Le Docteur veut te voir.

 

François

(maintenu par les deux malabars qui l’entraînent au-dehors de la salle)

- Mais… je vais bien, je n’ai rien!… Je n’ai rien fait!

 

La lucarne se referme.

Le jeune homme au crâne rasé accourt vers la fille en proie à l’agitation.

 

 

Le jeune homme au crâne rasé

(à Joseph K.)

- Mouchard!

 

 

Le dortoir

 

La nuit, dans l’obscurité trouée par la lueur verdâtre des veilleuses.

La porte s’ouvre: trois silhouettes apparaissent, sombres contre le fond éclairé du couloir. 

Joseph K., couché, regarde la scène.

Les silhouettes se précisent: les deux malabars, traînant François, hébété. Ils arrivent près d’un lit vide, sur lequel les aides-soignants allongent François.
Puis, ces derniers s’en vont, en promenant la lumière de leurs torches sur les lits.

François marmonne des mots inintelligibles, les yeux fermés.

Joseph K. le regarde; puis regarde en direction du lit du jeune homme au crâne rasé.

Celui-ci lui jette un regard noir.

Joseph K. se couche sur le dos, et fixe le plafond, songeur.

 

 

La grande salle

 

Une main se pose sur l’épaule du jeune homme au crâne rasé, qui se retourne.

 

Joseph K.

- Je ne suis pas un mouchard.

 

Le jeune homme au crâne rasé

- Ha, ha!… et ton calepin! avec tes petites notes… et tes questions!

tes yeux qui observent tout, en douce… Un vrai ange!

 

Joseph K.

(en lui tendant son calepin)

- Tiens… lis mes notes.

 

Ils se trouvent à l’autre bout de la grande salle.

Le jeune homme hésite, avec une moue dégoûtée, puis il s’empare du calepin, et le parcourt rapidement.

 

Le jeune homme au crâne rasé

- Trop de mots techniques… Ah! ça c’est moi… «Il ne montre aucun signe
d’anormalité.» Ouf! c’est à mon tour d’être soulagé… hé, hé! «les deux gorilles au QI zéro»… hum, «Qui observe derrière la lucarne? Est-ce celui qu’on appelle le Docteur?… Cet endroit est louche.»

(refermant le calepin en levant les yeux sur Joseph K.)

- Qui es-tu?

 

Joseph K. reprend le calepin.

 

Joseph K.

- Je suis psychiatre. Je me suis fait passer pour malade…

Ça fait partie d’une expérience.

 

Le jeune homme l’observe, yeux mi-clos

 

Le jeune homme au crâne rasé

- Il faut être fou pour faire ça.

 

 

(à suivre)

 

© Johnny Karlitch - 1998


11/10/2011
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Scénario de court métrage: "Téberli" (partie 2/3)

              Photo © Johnny Karlitch 2009

 

 

 

 

 

Une chambre à coucher

 

Les yeux de Joseph K.

Son visage et, à côté, le visage d’une jeune femme. Ils se regardent, étendus sur un lit. C’est la nuit.

 

La jeune femme

- Qu’est-ce qui te fait croire qu’ils vont te prendre pour un malade mental?

 

Joseph K.

- Mon admission à l’asile, c’est l’étape cruciale de l’expérience. Mon
dossier ne subira que deux falsifications, mon nom et ma profession. Il faut
tricher un peu pour écarter les soupçons. Pour le reste, mon enfance, ma vie, tout ça ne change pas.

 

La jeune femme

- Okay… mais quoi? Tu vas rouler des yeux, pousser des cris de singe.

Tu vas porter un petit chapeau en papier!

 

Joseph K.

- Pas du tout! Ce n’est pas nécessaire! Je me comporterai tel que je
suis, dans ma vie quotidienne. Seulement, je me plaindrai de penser à des mots qui reviennent sans cesse… «vide», «creux», «étouffant». Ce sont des symptômes qui ont un caractère existentiel, que chacun peut éprouver. Mais, en aucun cas, ça ne veut dire qu’on a une psychose.

 

La jeune femme

- Donc… tu vas te comporter normalement, mais tu vas leur dire… par
exemple… «Ma vie est vide et creuse». Et tu t’attends à ce qu’ils t’ouvrent
tout grand les portes de l’asile.

 

Joseph K.

- Voilà! C’est-à-dire que s’ils le font, j’aurai la preuve que leur
diagnostic se base sur des symptômes vagues, communs, au lieu de prendre en considération mon comportement normal, comme tu dis, ou mon passé. Et que le simple fait de m’adresser à eux

suffit pour faire de moi un «suspect mental».

 

La jeune femme

- J’ai compris! C’est comme si on accusait un innocent d’être un voleur.

Alors, quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, sera interprété

comme une preuve de sa culpabilité… que c’est un menteur!

 

Joseph K.

- C’est ça… ou ça serait ça dans un régime totalitaire.

Mais pas en démocratie… Je l’espère.

 

La jeune femme

- Et comment je ferai pour te voir?

 

Joseph K.

- Surtout pas! Une fois dedans, je cesse tout contact,

pour ne pas perturber l’expérience. C’est essentiel!

 

Elle le regarde avec un sourire inquiet.

 

La jeune femme

- Et si tu devenais fou!

 

Il rit.

 

Joseph K.

- Tu es folle, mon amour!

 

Ils s’enlacent, et leurs corps nus se soudent.

 

 

Le dortoir de l’asile

 

Une veilleuse à la lueur verte.

C’est la nuit. 

Joseph K. et le jeune homme au crâne rasé sont assis au bord du lit de ce dernier.

 

Le jeune homme au crâne rasé

- Quand Maya reprendra ses esprits, elle te racontera ce qu’elle a
vécu. François, aussi.

 

Joseph K.

- Et toi, Omar, quelle est ton histoire?

 

Le dortoir sombre, avec ses lueurs verdâtres, et Joseph K. et Omar assis au bord du lit.

 

 

 

 

Des rues dans la ville

 

Omar et un compagnon sortent du porche d’un immeuble.

 

Le compagnon

- Mon vieux, tu y es allé un peu fort dans ton dernier article.

 

Omar

- C’est ça, le journalisme. Tu ne peux pas te contenter d’observer le
camp adverse de loin. Ça te rend parano, comme ces lobotomisés du roman de Georges Orwell. Ils ne voient qu’à travers les yeux de Big Brother. Non, il faut établir le contact, du moins avec les modérés. Prendre en considération leurs points de vue.

 

Le compagnon

- Tu joues avec le feu.

 

Omar

- On n’est pas dans un camp de concentration, bordel, on est une démocratie.

 

Le compagnon

(en ouvrant la portière de sa voiture)

- Je t’accompagne.

 

Omar

- Non, pas la peine. Je vais me payer une bière chez Hélène. Ciao.

 

Le compagnon

- Salut.

 

Omar s’éloigne.

Il s’engage dans une autre ruelle.

Une voiture noire s’arrête en catastrophe. Deux hommes en jaillissent, interceptant le journaliste.

L’un d’eux brandit un journal.

 

L’agresseur n°1

- C’est toi qui as pondu cette merde!

 

Omar

- Qu’est-ce que vous me voulez?

 

Omar reçoit un coup en plein estomac.

 

L’agresseur n°2

- Alors, tu pactises avec l’ennemi, maintenant.

 

L’agresseur n°1

- Traître, pédé!

 

Ils le rouent de coups.

Les yeux du journaliste quémandent de l’aide.

Les badauds s’éloignent en hâte, ou regardent à la dérobée, craintifs.

 

 

Le dortoir de l’asile

 

Le visage de Joseph K., absorbé. On entend la voix de Omar, âpre.

 

Omar

- Ensuite, l’enfer s’est déchaîné. Tout le monde semblait me plaindre,
mais je me sentais devenir un paria. Bien sûr, on n’a pas retrouvé mes
agresseurs, et les autorités, c’est tout juste si elles ne m’ont pas accusé d’être fautif… que je méritais ce qu’il m’arrivait. J’ai essayé de continuer à
travailler, malgré tout, mais quelque chose s’était brisé en moi… et je me suis retrouvé ici, entre les mains du Docteur.

 

Joseph K.

- Le Docteur, c’est lui qui se tient derrière la lucarne?

 

Une voix

- Pas seulement lui, mais beaucoup d’autres.

 

Ils se retournent.

 

Omar

- Maya!

 

Il se lève et s’approche d’elle pour la soutenir.

 

Maya

- Ne t’inquiète pas! Ma tête est claire ce soir…

(avec une lueur mutine dans les yeux,

en s’asseyant avec Omar sur le lit en face de Joseph K.)

Je n’ai pas avalé ma pilule.

 

Un petit silence s’installe, au cours duquel un intense échange de regards s’instaure entre les trois.

 

Maya

- Moi aussi, je vais te raconter ma petite histoire.

 

 

 

L’entrée d’un vieil immeuble

 

Une affichette à l’entrée: A LOUER 2 CHAMBRES

Maya entre dans l’immeuble.

 

 

Le vestibule de l’immeuble

 

Le gérant

- Combien de personnes?

 

Maya

- Je suis toute seule.

 

- Seule!

 

- Oui! Seule! C’est si extraordinaire?

 

- Oui… non… Vous savez! une fille seule…

 

- Et puis quoi encore! Ecoutez, je n’ai pas discuté votre prix. Vous
voulez louer, oui ou non? Ne vous mêlez pas de ma vie, donc. Alors, les clés!

 

 

Le studio de Maya

 

Maya est étendue sur son lit, poitrine à moitié découverte par un tee-shirt échancré.
Elle lit un roman.

De sa fenêtre, elle remarque un jeune homme, assez séduisant, qui la regarde de l’immeuble voisin.

Elle lui sourit, et reprend sa lecture. Quelques instants plus tard, relevant la tête, elle voit toujours le jeune homme. Il a glissé une main vers son bas ventre et sourit d’un air crétin. Elle bondit de son lit.

 

Maya

- Minable!

 

Elle claque les volets de sa fenêtre.

 

 

Un corridor

 

Maya arrive devant sa porte et sort ses clés. La porte de l’appartement voisin s’ouvre, et un homme dans la cinquantaine, grassouillet, en robe de chambre, apparaît.

 

Le voisin grassouillet

- Bonjour, ma grande! Ça va!

 

Maya

- Ça va, merci! Non… en fait, je suis claquée.

 

Le voisin grassouillet

- Le travail, c’est dur.

 

Maya

- Oh, oui!… mais, vous savez, je ne travaille pas encore. Je cherche
toujours.

 

Le voisin grassouillet

- Oui, oui! C’est dur, c’est pas facile.

(baissant le ton de sa voix)

Tu veux gagner un peu d’argent. Ça compensera ta journée.

 

Il sort un billet de sa poche.

Maya écarquille les yeux, figée un instant, puis sourit énigmatiquement. Elle s’avance vers lui, comme un automate.

Soudain, elle lui flanque un coup de genou dans le bas ventre. Il se tord de douleur en couinant.

 

 

La rue

 

Maya passe dans la rue. Des commerçants, des piétons la dévisagent, réprobateurs, indignés. Les commérages s’activent.

 

Le voisin grassouillet

- Elle reçoit plein d’hommes, ça n’en finit pas.

 

Le jeune de l’immeuble d’en face

- Elle se balade tout le temps nue. Elle s’en fiche pas mal.

 

Une femme

- Elle s’habille drôlement. C’est sûr, elle se drogue.

 

 

Le studio de Maya

 

La porte s’ouvre violemment, et un homme surgit. Visage pointu, yeux noirs, allure violente.

Maya reste figée de surprise et de peur.

 

Le maquereau

- Alors… c’est toi qui penses me voler mes clients.

Pauvre conne, c’est mon territoire, ici.

(il la gifle violemment)

Dorénavant, tu bosseras comme je te dirai de le faire.

(il la maintient par les cheveux)

Tu es pas mal fichue, mais t’as besoin d’une petite correction. Ça te
rendra plus belle.

 

Elle se débat.
Il l’empêche de crier, en lui bâillonnant la bouche avec son foulard.

Il lui déchire sa chemise, lui relève sa jupe, baisse son pantalon.

Il la viole.

 

 

Le studio de Maya

 

Maya est étendue, nue, sur le lit, toujours bâillonnée. Elle a les yeux rougis de larmes, le visage choqué.

L’agresseur lui enlève le bâillon.

 

Le maquereau

- Tu vas être sage.

 

Il se relève, pour se rajuster.

Elle se retourne sur le côté. Son regard tombe sur sa boîte de couture. Les ciseaux brillent.

Il a à peine le temps de s’en rendre compte, que les lames lui transpercent une cuisse, puis l’épaule. Maya hurle, hurle.

Elle s’enfuit du studio.

 

 

Le dortoir de l’asile

 

Le visage de Maya.

 

Maya

- La police a enquêté… On m’a mise en prison… je me suis révoltée, j’ai
fait la grève de la faim, et on m’a transportée ici.

 

Joseph K., le visage entre les mains, le dos voûté, est abîmé dans ses pensées.

 

Joseph K.

(les yeux dans le vague)

- Et François?

 

Le visage de François dans son lit, en sueur, secoué de tics. On entend la voix de Maya.

 

Maya

- Il voulait devenir religieux…

 

 

 

Un réfectoire de couvent

 

Des religieux d’un ordre indéfini sont attablés.

A la tête de la table, un ponte de l’église, gros, revêtu de tout son apparat. Assis aussi en tête, de part et d’autre, le supérieur et les anciens du couvent.

Tous mangent et boivent.

Dans le brouhaha des paroles, fusent de temps en temps des sentences du gros ecclésiastique.

 

Le gros ecclésiastique

- Tout passe. Tout disparaît. L’église, seule, reste.

- Notre pouvoir nous vient directement de Dieu le Père.

- Certains s’égarent, c’est normal. Rappelez-vous les paraboles de la
brebis égarée et de l’enfant prodigue. Mais d’autres s’entêtent, deviennent des hérétiques. On les excommunie. Ils sont là pour l’exemple.

- Il faut savoir gérer. L’église est une institution internationale. L’argent
nous est nécessaire, sinon nous nous envolerons en fumée. Le pouvoir est
sanctifié par Dieu, nous en sommes les garants.

 

Au sein de cette assemblée, François semble ailleurs. Silencieux, méditatif, observant les autres, mangeant à petites bouchées.

 

 

Une église

 

Le gros ecclésiastique célèbre la messe.

Le chant s’élève.

Des rangs, sort François. Il se met au milieu de l’allée.

Regards étonnés des autres.

Le chant continue.

 

François

(hurlant)

- Arrêtez!

 

Agonie du chant.

 

François

(voix tremblante)

- Pardonnez-moi mes frères de troubler toute cette harmonie.

 

Silence
général.

 

François

- Je quitte l’ordre. Le coeur n’y est plus, ni la tête. Ni le corps, ni
l’estomac. Ça sonne faux, creux. Ces dogmes imposés… par qui? Ces
mortifications, cette hypocrisie, cette soumission… et tous les compromis avec la haine, la violence, l’intolérance. Avions-nous besoin d’une église pour ça! Que sommes-nous d’autre qu’une secte, dominante!

 

Il ôte sa soutane. Réactions du supérieur et de quelques autres.

François court vers le portail, s’arrête près du bénitier. Les paumes jointes, il recueille de l’eau et s’en arrose la tête.

 

François

(un geste circulaire de la main)

- Ah, si vous pouviez détruire tout ça et le reconstruire là!

(il se bat la poitrine).

 

Il ouvre le portail et sort dans la lumière.

Un vieux religieux le regarde partir, des larmes aux yeux.

 

 

Le dortoir de l’asile

 

Les trois pans du rideau sont écartés. Certains patients dorment, mais quelques-uns sont bien réveillés, attentifs à ce qui se passe du côté du trio.

L’un d’eux regarde Joseph K.

 

Ali

- C’est dur, très dur, quand tu veux te libérer de l’emprise d’une
religion qui t’est imposée. Si tu veux vivre ta croyance selon ce que ton
propre coeur te dicte… tes pensées… On te renie, on t’insulte… tu deviens le rejeton du diable, et toutes ces balivernes. J’ai dit à mes parents, à mes
amis, au cheikh, que pour moi, Allah, je le conçois autrement, que j’admire le prophète Mohammad, mais que la Chari’a doit évoluer, on doit la transformer, de fond en comble. Et que cela ne m’empêche pas de me sentir musulman, à ma façon…
Si tu oses dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas alors on te
persécute… on te traite de sectateur, mais toutes les religions dominantes, qu’est-ce qu’elles sont? des sectes, des sectes qui dominent, ni plus ni moins, et si moi je veux penser librement, si je veux être un libre penseur, et apprendre même à penser contre ma propre pensée… qui a le droit… nul n’a le droit d’entraver mon droit à ne pas penser comme eux… Alors… alors, tu te retrouves dans cet asile.

 

 

Le couloir de l’asile

 

Des infirmiers, des aides-soignants, des médecins, tous déconcertés, méfiants, croisent Joseph K. marchant d’un pas ferme, droit devant lui.

Un psychiatre lui barre le chemin, tout sourire.

 

Le psychiatre

- Joseph… Joseph… Qu’est-ce qui ne va pas?

 

Joseph K.

(calmement)

- Je ne vous l’avais pas dit, mais j’ai une insuffisance cardiaque. Je
dois contacter mon médecin; il saura…

 

Le psychiatre

- Bien sûr, bien sûr! On va faire le nécessaire.

 

Il entoure de son bras les épaules de Joseph K.

 

Le psychiatre

- Nous avons un excellent médecin qui va t’examiner.

Tu verras, tout ira très bien.

 

Ils marchent côte à côte.

 

Joseph K.

- Je voudrais au moins parler à ma femme…Elle doit savoir.

 

Le psychiatre

- Ah! Mon cher Joseph, le règlement interdit durant les premiers temps
du… séjour chez nous d’entrer en contact avec l’extérieur.

 

Entre-temps, on voit venir vers eux les deux malabars.

 

Le psychiatre

- Ça fait partie de la thérapie, et…

 

Agacé, Joseph K. l’interrompt en lui détachant le bras de ses épaules.

 

Joseph K.

- Très bien, je veux rencontrer le Docteur.

 

Le psychiatre

- Mais oui, pourquoi pas! Je vais voir ce que je peux faire.

 En attendant, tu…

 

Le grand malabar

- On s’en occupe, docteur. Joseph, le Docteur t’attend.

 

Joseph K.

(un instant décontenancé, puis, narquois)

- Parfait! Il devance mes désirs votre docteur. Allons-y!

 

Il fait quelques pas et se retourne vers les deux malabars.

 

Joseph K.

- C’est par où?

Les deux autres se ressaisissent.

 

Le trapu

- Suis-nous!

 

Joseph K. encadré, le trio s’ébranle.

 

    

(à suivre)

 

© Johnny Karlitch - 1998


12/10/2011
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Scénario de court métrage: "Téberli" (partie 3/3)

             Photo © Johnny Karlitch 2009

 

 

 

 

 

Une pièce de la clinique

 

Une épaisse porte métallique s’ouvre, découvrant trois paires de pieds qui s’avancent de quelques pas, puis s’arrêtent. Pendant que l’une des paires se retourne vers la porte qu’on voit se refermer, on entend la voix de Joseph K.

 

Joseph K.

- Kekseksa! Côté décor, c’est de l’ultra-minimalisme…

 

Joseph K. est interrompu par une ferme poussée dans le dos.

 

Joseph K.

- Hé…é!

 

Il avance. On distingue brièvement les murs nus d’une pièce faiblement éclairée.

 

Joseph K.

- Votre Docteur m’a tout l’air d’un adepte zen, doublé d’un fakir.

 

On voit les trois pieds affairés autour de ce qui semble être une espèce de siège.

 

Joseph K.

- Ah! ce fauteuil! Bravo! Aussi gai qu’une pierre tombale…

 

Claquement métallique.

 

Joseph K.

(en colère)

- Ho! qu’est-ce qui vous prend?

 

On voit les poignets de Joseph K. autour desquels se referment de larges bracelets de fer soudés aux bras du siège.

 

Joseph K.

- Mais… vous n’avez pas le droit… Arrêtez!

 

C’est le tour des chevilles d’être immobilisées.

 

Joseph K.

- Détachez-moi, vous entendez!

 

Le visage de Joseph K. défiguré par la colère et l’effroi.

 

Joseph K.

- Dé-ta-chez moi! sur-le-champ!

 

Claquement de la porte qui se referme sur les malabars qui sont sortis.

 

Joseph K.

- Revenez! Hé!

(sur un ton bas, tout en regardant fébrilement autour de lui)

- Qu’est-ce qui se passe? Mais qu’est-ce qui se passe!

C’est un cauchemar, c’est pas vrai!

 

Brusquement, l’obscurité absolue tombe.

Le silence est total, pendant un instant, à part la respiration de Joseph K.

 

Joseph K.

(murmurant)

- C’est le comble!

(après un instant, sur un ton ferme)

- Hé, Docteur, si vous m’entendez… je vous prie d’arrêter votre mise en
scène. Ça ne prend pas avec moi, je suis psychiatre.

 

Brusquement, une lumière aveuglante inonde la pièce, et l’on voit, enfin, Joseph K. de la tête aux pieds, immobilisé sur un siège en métal.

Puis, toute la pièce, aux parois totalement blanches, avec pour seule tache sombre, Joseph K. et le siège.

Le visage flashé de Joseph K., clignotant péniblement des yeux. Il lève la tête, en direction d’un point devant lui.

On voit un visage en partie masqué par de grosses lunettes noires.

 

Le visage masqué

- Vous seriez psychiatre… Vous êtes donc un confrère.

 

Joseph K.

- Ecoutez… Docteur. Prenez mon calepin… il est dans ma poche.

Lisez mes notes et vous verrez bien, que je dis la vérité.

 

Les doigts du Docteur se glissent dans la poche et s’emparent du calepin, dont les pages sont feuilletées lentement, devant le visage crispé de Joseph K., aux yeux toujours clignotants.

 

 

La grande salle

 

Les patients accomplissent leur routine quotidienne.

Maya et François sont assis l’un près de l’autre.

Omar est debout contre l’une des fenêtres à barreaux.

Ali déambule de long en large.

Le surveillant feuillette sa revue dans la cage.

L’attention de Omar est attirée par l’entrée des deux malabars qui se postent au seuil et d’un psychiatre qui se dirige vers la cage.

Omar regarde à nouveau par la fenêtre.

 

 

La pièce blanche

 

Le visage aux lunettes noires du Docteur.

 

Le Docteur

- Ce n’est pas votre mythomanie qui me met hors de moi. Cette folie des
grandeurs!… ce fantasme du psychiatre!… ça se traite. Vous en guérirez, je vous le garantis. Ce qui me chagrine! ce qui me révolte! me dégoûte! c’est que vous ayez pu, un seul instant, croire… aux balivernes… que vous ont débitées… ces… ces tarés, ces déchets… des moins que rien! Ha! elles sont belles vos victimes de la société répressive. De purs martyrs, aux grands coeurs nobles. (Onomatopée de dégoût) François, le doux François, ce défroqué qui a, Dieu me pardonne, craché sur la Sainte Eglise!… Un violeur!…

 

 

Une ruelle déserte, le soir

 

On entend la voix du Docteur.

 

Le Docteur

- Un lâche agresseur de jeunes filles qui se sont fait avoir par sa
douce apparence.

 

François, marchant de biais, avec des gestes saccadés des bras, auprès d’une jeune fille, qui hâte le pas, et le repousse de temps en temps.

Il la plaque contre le mur; elle se débat.

Il lui arrache son pendentif en croix, et s’écrase contre elle, en appliquant sa main contre sa bouche.

Les yeux de François sont exorbités.

Soudain, des bras l’enserrent par derrière, et il est projeté violemment au sol.

Il se relève, paniqué, et s’enfuit. Mais sa route est barrée par deux autres hommes se hâtant vers le lieu de l’agression.

Pris en tenaille, François se met à genoux, secoué de sanglots.

 

 

 

La pièce blanche

 

Le visage à l’expression incrédule de Joseph K., les paupières en fente à cause de la blancheur aveuglante.

Les yeux masqués du Docteur:

 

Le Docteur

- Et l’autre… Omar! le journaliste des causes perdues!… Je le soupçonne
d’être à la solde de l’ennemi… Bref, bref, bref, ce n’est pas la politique qui
nous intéresse, mais son état mental… Dé-plo-ra-ble!

 

 

Les locaux aux parois vitrées d’un journal

 

On entend la voix du Docteur.

 

Le Docteur

- A l’entendre, lui seul avait le feu sacré du journalisme. Folie des
grandeurs… Jusqu’au jour où son rédacteur en chef refuse de faire passer un article au contenu… ignoble.

 

Omar, en conversation houleuse avec le rédacteur en chef, dans le bureau de ce dernier.
Le rédacteur tient à la main quelques feuilles dactylographiées qu’il finit par lancer sur son bureau en direction de Omar. Celui-ci se lève brusquement, renversant son siège. Il s’empare des feuilles, les chiffonne en boule, qu’il jette à la figure du rédacteur. Puis, il agrippe de ses deux mains le rebord du bureau, tire et le renverse sur le rédacteur. Ensuite, ramassant la chaise, il la lance, fracassant la cloison vitrée. Tous les employés sont debout, assistant à la scène. Omar s’approche de la vitre brisée, l’air halluciné, bavant et proférant des injures à l’adresse de ses collègues.

 

 

La pièce blanche

 

Les yeux masqués du Docteur.

 

Le Docteur

- Et la petite mijaurée! vous y avez cru, hein! aux sottises qu’elle
vous a racontées. Elle, c’est la folie de persécution. La drogue l’a complètement ravagée.

 

 

Le studio de Maya

 

Maya, armée d’une paire de ciseaux, blesse un homme à la cuisse, puis à l’épaule. Il s’écroule au sol en se protégeant le visage avec les bras. Maya plonge vers une commode, en ouvre fébrilement les tiroirs, retire de l’un d’eux un petit sachet en nylon, ramasse son sac et, sans un regard pour le blessé, quitte l’appartement.

 

Un terrain vague

 

Cachée derrière un pan de mur en ruine, Maya, accroupie, le bras gauche garrotté, fait saillir ses veines. Elle approche une seringue de la saignée du coude.

Son visage, crispé par l’effort. Puis, peu à peu, ses traits se détendent, ses yeux se révulsent, et elle s’affale, en extase.

 

 

La pièce blanche

 

Le visage souffrant de Joseph K. qu’il balance en tous sens.

 

Joseph K.

- Non, non…

 

 

Le dortoir

 

C’est la nuit.

Maya a les yeux fixés sur la porte.

Omar aussi.

Ali de même.

La porte reste désespérément fermée.

 

 

La pièce blanche

 

Joseph K. est effondré, le menton contre la poitrine, secoué de hoquets douloureux. Le bas de son visage laisse couler du vomi, dont sa tenue est maculée. A gauche et à droite du siège, se tiennent les deux malabars, les yeux derrière des lunettes noires.

On entend le Docteur.

 

Le Docteur

(vociférant)

- La liberté de pensée… penser librement… liberté d’expression…

 agir selon notre bonne volonté…

 

Joseph K. vomit.

 

Le Docteur

(ton s’amplifiant)

- … maître de notre destin… le libre arbitre… la liberté…

 

Joseph K. a des difficultés à respirer.

 

 

Le Docteur

- … la liberté individuelle… le droit de vivre selon ses pensées et ses
croyances… le refus de l’autorité castratrice…

 

Joseph K. a une crise d’étouffement, vomit et perd conscience.

Le grand malabar incline en arrière le dos du siège, pendant que le trapu essuie le visage de Joseph K. avec une serviette, puis lui applique pendant quelques secondes contre le visage un masque relié à une petite bonbonne, jusqu’à ce que Joseph K. réagisse.

Le grand lui fait boire de l’eau à petites gorgées.

La main du Docteur tend au trapu une seringue que celui-ci prend. Il en injecte le contenu dans le bras de Joseph K. La lumière aveuglante est remplacée par une lumière tamisée, une musique douce se fait entendre.

Le visage aux lunettes noires du Docteur.

 

Le Docteur

(d’un ton suave)

- Se plier à la volonté collective… suivre le guide… respecter au plus profond de notre être les traditions…

 

Le visage de Joseph K. se détend, sa respiration est ample, un léger sourire se dessine sur ses lèvres.

 

Le Docteur

- … ne pas discuter les principes du guide… l’autorité veut le bien de
tous… les révoltés, les marginaux, les individualistes doivent être
impitoyablement punis…

 

Joseph K., béat, hoche interminablement la tête. La main du Docteur tend au grand malabar une seringue différente de la première.

Le visage souriant de Joseph K.

 

Le Docteur

- … obéir aux ordres, même si on ne les comprend pas… faire confiance à
l’autorité…

 

L’aiguille de la seringue est appuyée contre la chair de son bras.

Le visage souriant de Joseph K., perturbé par quelques tics. Puis, il sursaute, en proie à une crise de suffocation.

Brusquement, la lumière aveuglante lui flashe à nouveau le visage. La musique cesse.

Les lunettes noires du Docteur.

 

Le Docteur

(hurlant)

- Se libérer des tabous… lutter contre les préjugés… renier les dogmes…

changer l’ordre établi…

 

Joseph K. vomit à grands jets.

 

 

La grande salle

 

L’engrenage routinier, manifesté par le comportement habituel de quelques patients que l’on suit individuellement.

La lucarne s’ouvre.

Omar lève le tête, et fixe le visage aux lunettes noires sans sourciller.

Maya est debout devant l’une des fenêtres, agrippant les barreaux comme si elle voulait les détacher.

 

 

Le dortoir

 

La nuit.

La porte s’ouvre, et trois silhouettes, apparaissant en contre-jour, s’avancent.

Omar les regarde.

Les deux malabars soutenant Joseph K. s’approchent du lit qui jouxte le sien, et y déposent leur fardeau.

Le trapu se penche à l’oreille de Joseph K.

 

Le trapu

(susurrant)

- Liberté.

 

Joseph K. a un rictus de souffrance.

Les deux malabars ricanent et s’en vont.

La porte se referme.

Silence général pendant un moment.

Omar se lève.

François aussi.

Et Ali.

Les pans du rideau s’écartent et Maya s’avance vers les autres, réunis autour du lit de Joseph K.

Silencieux, ils l’observent, puis se regardent l’un l’autre.

 

Omar

- Si on ne réagit pas, c’est foutu! On deviendra des zombies pour la vie.

 

Tous hochent la tête en contemplant Joseph K.

 

 

Le couloir de l’asile

Au même moment, les deux malabars et un troisième garde circulent dans le couloir, papotant.

Soudain, un bruit indescriptible de remue-ménage et de chahut se fait entendre, mobilisant les trois gardes qui s’élancent. Au passage, l’un d’eux disparaît dans une pièce et réapparaît avec trois matraques.

 

Le dortoir

 

Les trois malabars surgissent en trombe dans le dortoir, armés de leurs matraques, et se figent.

Les pans du rideau gisent sur le sol, piétinés.

La plupart des patients sont debout, dansant, chantant, sautant sur les lits, se bombardant avec les oreillers. Seuls les vrais malades mentaux, impuissants, hébétés ou indifférents, ne participent pas à la mutinerie. Joseph K. est debout, vacillant, soutenu par Ali.

En voyant les trois gardes, Omar leur tourne le dos, baisse son pantalon, et leur fait des fesses d’honneur.

Le grand malabar pousse un cri de rage et fonce, suivi par les deux autres.

Ils commencent à asséner des coups de gourdin, par-ci par-là, mais ils ne rencontrent pas trop de résistance. Bientôt, les mutins, y compris Joseph K. toujours soutenu par Ali, sont encadrés par les trois gardes, qui les dirigent vers la sortie.

 

 

Une grande salle de bain

 

Alignés nus contre un mur, les mutins essaient de se protéger tant bien que mal du puissant jet d’eau dirigé contre eux par le grand malabar.

Les deux autres assistent à la scène, hilares.

Soudain, François fait quelques pas, les mains serrées contre la poitrine, et s’effondre, bouche ouverte, inanimé.

 

Le grand malabar

- Merde!

 

Il ferme son robinet, s’avance vers François, et se penche en déposant le tuyau.

Brusquement, François agrippe de ses deux mains la cheville du malabar et le fait tomber à la renverse. En même temps, Omar, qui s’est élancé, s’empare du tuyau, actionne le robinet et dirige le jet d’eau vers les deux autres, surpris.

Maya, qui a longé le mur, s’empare d’un deuxième tuyau et prend les malabars à revers.

Le grand essaie de se relever, mais il reçoit un coup de poing en pleine figure, asséné par François.

 

François

(avec une grimace de douleur, en se massant le poing)

- Jésus! Ça fait du bien!

 

Puis il détache le trousseau de clés pendu à la ceinture du malabar.

Maintenant, la situation s’est inversée, et les trois gardes se retrouvent, recroquevillés contre le mur, assaillis par les jets d’eau.

Les mutins se replient, sortent de la salle, et ferment avec le loquet la porte.

Joseph K. semble avoir repris quelque peu ses esprits.

 

 

Le couloir de l’asile

 

Ils le traversent en courant.

 

 

Le vestibule

 

Ils débouchent dans le vestibule et s’agglutinent devant la porte.

En un tour de main, François manipule la serrure et ouvre la porte.

 

 

La cour de l’asile

 

Eclairée par deux lampes, la cour est vide, mais un minibus est garé sur le côté, vers lequel les mutins se dirigent, et y montent.

François, toujours grâce à la trousse, fait démarrer le moteur.

Le minibus traverse la cour en courbe, passe devant la porte de l’asile au moment où les trois malabars, trempés, jaillissent de la porte, fonce vers la grille, qu’il fait sauter sur ses gonds, et s’éloigne en trombe.

 

Les mutins

- Hourrah (cris de joie)!

 

 

Une fenêtre de l’asile

 

Du haut de son observatoire, le Docteur observe les lumières du minibus qui s’éloigne.

Dans l’obscurité, il se tient, impassible.

 

 

Fondu enchaîné

 

La montagne

 

Les yeux d’un oiseau derrière un feuillage dense.

Au loin, un chien arrive en courant. Il s’approche de plus en plus, aboyant tout son soûl.

Les yeux de l’oiseau.

Les yeux du chien, aboyant toujours en fixant l’oiseau.

Les pieds bottés du chasseur qui n’est plus très loin du chien.

Les yeux du chien, aboyant.

Les yeux de l’oiseau.
On entend la voix du chasseur.

 

Le chasseur

- Blacky! de côté, de côté!

 

Le chasseur, fusil en position de tir.

Trois détonations successives de son fusil à pompe.

Le chien aboie toujours.

Le chasseur plonge le bras dans le feuillage, et en retire un corps d’oiseau totalement déchiqueté, désintégré. Il le jette avec mépris. Puis, il se retourne brusquement, pointe son fusil vers le ciel, et tire.

 

Le chasseur

- Allez, Blacky! Cherche!

 

Le chien aboyant et le chasseur s’éloignent vers leur nouvelle proie. Tandis qu’ils courent, rapetissant progressivement, défile à l’écran, en lettres blanches, le texte suivant:

 

                              On dit que Omar a été assassiné par les services secrets de l’ennemi car, pris de remords, il s’apprêtait à révéler les noms de tous les agents adverses implantés dans la patrie.

                              On dit que Ali a été exécuté par ordre d’inspiration divine, décrété par une fatwa.

                              On dit que Maya a été retrouvée dans un terrain vague, morte par overdose. Elle avait dans le sang deux grammes d’héroïne pure.

                              On dit que François a été tué d’un coup de poignard au dos par un héros qui a ainsi sauvé une fille du viol qu’elle allait subir. François a été excommunié, post mortem.

                              On dit que Joseph K. était dans un état de démence extrême, lorsqu’un chasseur l’a rencontré. Pour se défendre contre sa folie meurtrière, le chasseur a dû l’abattre.

 

 

Le chasseur et le chien, petites silhouettes au lointain.

On entend une détonation.

 

Fondu au noir

           

 

FIN

 

 

                                                                                      
Septembre-novembre 1998

© Johnny Karlitch

(Scénario libre de droits offert à tout cinéaste ou dessinateur de BD qui le désire)

 


14/10/2011
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