Nox Illuminata

Scénario de court métrage: "Téberli" (partie 3/3)

             Photo © Johnny Karlitch 2009

 

 

 

 

 

Une pièce de la clinique

 

Une épaisse porte métallique s’ouvre, découvrant trois paires de pieds qui s’avancent de quelques pas, puis s’arrêtent. Pendant que l’une des paires se retourne vers la porte qu’on voit se refermer, on entend la voix de Joseph K.

 

Joseph K.

- Kekseksa! Côté décor, c’est de l’ultra-minimalisme…

 

Joseph K. est interrompu par une ferme poussée dans le dos.

 

Joseph K.

- Hé…é!

 

Il avance. On distingue brièvement les murs nus d’une pièce faiblement éclairée.

 

Joseph K.

- Votre Docteur m’a tout l’air d’un adepte zen, doublé d’un fakir.

 

On voit les trois pieds affairés autour de ce qui semble être une espèce de siège.

 

Joseph K.

- Ah! ce fauteuil! Bravo! Aussi gai qu’une pierre tombale…

 

Claquement métallique.

 

Joseph K.

(en colère)

- Ho! qu’est-ce qui vous prend?

 

On voit les poignets de Joseph K. autour desquels se referment de larges bracelets de fer soudés aux bras du siège.

 

Joseph K.

- Mais… vous n’avez pas le droit… Arrêtez!

 

C’est le tour des chevilles d’être immobilisées.

 

Joseph K.

- Détachez-moi, vous entendez!

 

Le visage de Joseph K. défiguré par la colère et l’effroi.

 

Joseph K.

- Dé-ta-chez moi! sur-le-champ!

 

Claquement de la porte qui se referme sur les malabars qui sont sortis.

 

Joseph K.

- Revenez! Hé!

(sur un ton bas, tout en regardant fébrilement autour de lui)

- Qu’est-ce qui se passe? Mais qu’est-ce qui se passe!

C’est un cauchemar, c’est pas vrai!

 

Brusquement, l’obscurité absolue tombe.

Le silence est total, pendant un instant, à part la respiration de Joseph K.

 

Joseph K.

(murmurant)

- C’est le comble!

(après un instant, sur un ton ferme)

- Hé, Docteur, si vous m’entendez… je vous prie d’arrêter votre mise en
scène. Ça ne prend pas avec moi, je suis psychiatre.

 

Brusquement, une lumière aveuglante inonde la pièce, et l’on voit, enfin, Joseph K. de la tête aux pieds, immobilisé sur un siège en métal.

Puis, toute la pièce, aux parois totalement blanches, avec pour seule tache sombre, Joseph K. et le siège.

Le visage flashé de Joseph K., clignotant péniblement des yeux. Il lève la tête, en direction d’un point devant lui.

On voit un visage en partie masqué par de grosses lunettes noires.

 

Le visage masqué

- Vous seriez psychiatre… Vous êtes donc un confrère.

 

Joseph K.

- Ecoutez… Docteur. Prenez mon calepin… il est dans ma poche.

Lisez mes notes et vous verrez bien, que je dis la vérité.

 

Les doigts du Docteur se glissent dans la poche et s’emparent du calepin, dont les pages sont feuilletées lentement, devant le visage crispé de Joseph K., aux yeux toujours clignotants.

 

 

La grande salle

 

Les patients accomplissent leur routine quotidienne.

Maya et François sont assis l’un près de l’autre.

Omar est debout contre l’une des fenêtres à barreaux.

Ali déambule de long en large.

Le surveillant feuillette sa revue dans la cage.

L’attention de Omar est attirée par l’entrée des deux malabars qui se postent au seuil et d’un psychiatre qui se dirige vers la cage.

Omar regarde à nouveau par la fenêtre.

 

 

La pièce blanche

 

Le visage aux lunettes noires du Docteur.

 

Le Docteur

- Ce n’est pas votre mythomanie qui me met hors de moi. Cette folie des
grandeurs!… ce fantasme du psychiatre!… ça se traite. Vous en guérirez, je vous le garantis. Ce qui me chagrine! ce qui me révolte! me dégoûte! c’est que vous ayez pu, un seul instant, croire… aux balivernes… que vous ont débitées… ces… ces tarés, ces déchets… des moins que rien! Ha! elles sont belles vos victimes de la société répressive. De purs martyrs, aux grands coeurs nobles. (Onomatopée de dégoût) François, le doux François, ce défroqué qui a, Dieu me pardonne, craché sur la Sainte Eglise!… Un violeur!…

 

 

Une ruelle déserte, le soir

 

On entend la voix du Docteur.

 

Le Docteur

- Un lâche agresseur de jeunes filles qui se sont fait avoir par sa
douce apparence.

 

François, marchant de biais, avec des gestes saccadés des bras, auprès d’une jeune fille, qui hâte le pas, et le repousse de temps en temps.

Il la plaque contre le mur; elle se débat.

Il lui arrache son pendentif en croix, et s’écrase contre elle, en appliquant sa main contre sa bouche.

Les yeux de François sont exorbités.

Soudain, des bras l’enserrent par derrière, et il est projeté violemment au sol.

Il se relève, paniqué, et s’enfuit. Mais sa route est barrée par deux autres hommes se hâtant vers le lieu de l’agression.

Pris en tenaille, François se met à genoux, secoué de sanglots.

 

 

 

La pièce blanche

 

Le visage à l’expression incrédule de Joseph K., les paupières en fente à cause de la blancheur aveuglante.

Les yeux masqués du Docteur:

 

Le Docteur

- Et l’autre… Omar! le journaliste des causes perdues!… Je le soupçonne
d’être à la solde de l’ennemi… Bref, bref, bref, ce n’est pas la politique qui
nous intéresse, mais son état mental… Dé-plo-ra-ble!

 

 

Les locaux aux parois vitrées d’un journal

 

On entend la voix du Docteur.

 

Le Docteur

- A l’entendre, lui seul avait le feu sacré du journalisme. Folie des
grandeurs… Jusqu’au jour où son rédacteur en chef refuse de faire passer un article au contenu… ignoble.

 

Omar, en conversation houleuse avec le rédacteur en chef, dans le bureau de ce dernier.
Le rédacteur tient à la main quelques feuilles dactylographiées qu’il finit par lancer sur son bureau en direction de Omar. Celui-ci se lève brusquement, renversant son siège. Il s’empare des feuilles, les chiffonne en boule, qu’il jette à la figure du rédacteur. Puis, il agrippe de ses deux mains le rebord du bureau, tire et le renverse sur le rédacteur. Ensuite, ramassant la chaise, il la lance, fracassant la cloison vitrée. Tous les employés sont debout, assistant à la scène. Omar s’approche de la vitre brisée, l’air halluciné, bavant et proférant des injures à l’adresse de ses collègues.

 

 

La pièce blanche

 

Les yeux masqués du Docteur.

 

Le Docteur

- Et la petite mijaurée! vous y avez cru, hein! aux sottises qu’elle
vous a racontées. Elle, c’est la folie de persécution. La drogue l’a complètement ravagée.

 

 

Le studio de Maya

 

Maya, armée d’une paire de ciseaux, blesse un homme à la cuisse, puis à l’épaule. Il s’écroule au sol en se protégeant le visage avec les bras. Maya plonge vers une commode, en ouvre fébrilement les tiroirs, retire de l’un d’eux un petit sachet en nylon, ramasse son sac et, sans un regard pour le blessé, quitte l’appartement.

 

Un terrain vague

 

Cachée derrière un pan de mur en ruine, Maya, accroupie, le bras gauche garrotté, fait saillir ses veines. Elle approche une seringue de la saignée du coude.

Son visage, crispé par l’effort. Puis, peu à peu, ses traits se détendent, ses yeux se révulsent, et elle s’affale, en extase.

 

 

La pièce blanche

 

Le visage souffrant de Joseph K. qu’il balance en tous sens.

 

Joseph K.

- Non, non…

 

 

Le dortoir

 

C’est la nuit.

Maya a les yeux fixés sur la porte.

Omar aussi.

Ali de même.

La porte reste désespérément fermée.

 

 

La pièce blanche

 

Joseph K. est effondré, le menton contre la poitrine, secoué de hoquets douloureux. Le bas de son visage laisse couler du vomi, dont sa tenue est maculée. A gauche et à droite du siège, se tiennent les deux malabars, les yeux derrière des lunettes noires.

On entend le Docteur.

 

Le Docteur

(vociférant)

- La liberté de pensée… penser librement… liberté d’expression…

 agir selon notre bonne volonté…

 

Joseph K. vomit.

 

Le Docteur

(ton s’amplifiant)

- … maître de notre destin… le libre arbitre… la liberté…

 

Joseph K. a des difficultés à respirer.

 

 

Le Docteur

- … la liberté individuelle… le droit de vivre selon ses pensées et ses
croyances… le refus de l’autorité castratrice…

 

Joseph K. a une crise d’étouffement, vomit et perd conscience.

Le grand malabar incline en arrière le dos du siège, pendant que le trapu essuie le visage de Joseph K. avec une serviette, puis lui applique pendant quelques secondes contre le visage un masque relié à une petite bonbonne, jusqu’à ce que Joseph K. réagisse.

Le grand lui fait boire de l’eau à petites gorgées.

La main du Docteur tend au trapu une seringue que celui-ci prend. Il en injecte le contenu dans le bras de Joseph K. La lumière aveuglante est remplacée par une lumière tamisée, une musique douce se fait entendre.

Le visage aux lunettes noires du Docteur.

 

Le Docteur

(d’un ton suave)

- Se plier à la volonté collective… suivre le guide… respecter au plus profond de notre être les traditions…

 

Le visage de Joseph K. se détend, sa respiration est ample, un léger sourire se dessine sur ses lèvres.

 

Le Docteur

- … ne pas discuter les principes du guide… l’autorité veut le bien de
tous… les révoltés, les marginaux, les individualistes doivent être
impitoyablement punis…

 

Joseph K., béat, hoche interminablement la tête. La main du Docteur tend au grand malabar une seringue différente de la première.

Le visage souriant de Joseph K.

 

Le Docteur

- … obéir aux ordres, même si on ne les comprend pas… faire confiance à
l’autorité…

 

L’aiguille de la seringue est appuyée contre la chair de son bras.

Le visage souriant de Joseph K., perturbé par quelques tics. Puis, il sursaute, en proie à une crise de suffocation.

Brusquement, la lumière aveuglante lui flashe à nouveau le visage. La musique cesse.

Les lunettes noires du Docteur.

 

Le Docteur

(hurlant)

- Se libérer des tabous… lutter contre les préjugés… renier les dogmes…

changer l’ordre établi…

 

Joseph K. vomit à grands jets.

 

 

La grande salle

 

L’engrenage routinier, manifesté par le comportement habituel de quelques patients que l’on suit individuellement.

La lucarne s’ouvre.

Omar lève le tête, et fixe le visage aux lunettes noires sans sourciller.

Maya est debout devant l’une des fenêtres, agrippant les barreaux comme si elle voulait les détacher.

 

 

Le dortoir

 

La nuit.

La porte s’ouvre, et trois silhouettes, apparaissant en contre-jour, s’avancent.

Omar les regarde.

Les deux malabars soutenant Joseph K. s’approchent du lit qui jouxte le sien, et y déposent leur fardeau.

Le trapu se penche à l’oreille de Joseph K.

 

Le trapu

(susurrant)

- Liberté.

 

Joseph K. a un rictus de souffrance.

Les deux malabars ricanent et s’en vont.

La porte se referme.

Silence général pendant un moment.

Omar se lève.

François aussi.

Et Ali.

Les pans du rideau s’écartent et Maya s’avance vers les autres, réunis autour du lit de Joseph K.

Silencieux, ils l’observent, puis se regardent l’un l’autre.

 

Omar

- Si on ne réagit pas, c’est foutu! On deviendra des zombies pour la vie.

 

Tous hochent la tête en contemplant Joseph K.

 

 

Le couloir de l’asile

Au même moment, les deux malabars et un troisième garde circulent dans le couloir, papotant.

Soudain, un bruit indescriptible de remue-ménage et de chahut se fait entendre, mobilisant les trois gardes qui s’élancent. Au passage, l’un d’eux disparaît dans une pièce et réapparaît avec trois matraques.

 

Le dortoir

 

Les trois malabars surgissent en trombe dans le dortoir, armés de leurs matraques, et se figent.

Les pans du rideau gisent sur le sol, piétinés.

La plupart des patients sont debout, dansant, chantant, sautant sur les lits, se bombardant avec les oreillers. Seuls les vrais malades mentaux, impuissants, hébétés ou indifférents, ne participent pas à la mutinerie. Joseph K. est debout, vacillant, soutenu par Ali.

En voyant les trois gardes, Omar leur tourne le dos, baisse son pantalon, et leur fait des fesses d’honneur.

Le grand malabar pousse un cri de rage et fonce, suivi par les deux autres.

Ils commencent à asséner des coups de gourdin, par-ci par-là, mais ils ne rencontrent pas trop de résistance. Bientôt, les mutins, y compris Joseph K. toujours soutenu par Ali, sont encadrés par les trois gardes, qui les dirigent vers la sortie.

 

 

Une grande salle de bain

 

Alignés nus contre un mur, les mutins essaient de se protéger tant bien que mal du puissant jet d’eau dirigé contre eux par le grand malabar.

Les deux autres assistent à la scène, hilares.

Soudain, François fait quelques pas, les mains serrées contre la poitrine, et s’effondre, bouche ouverte, inanimé.

 

Le grand malabar

- Merde!

 

Il ferme son robinet, s’avance vers François, et se penche en déposant le tuyau.

Brusquement, François agrippe de ses deux mains la cheville du malabar et le fait tomber à la renverse. En même temps, Omar, qui s’est élancé, s’empare du tuyau, actionne le robinet et dirige le jet d’eau vers les deux autres, surpris.

Maya, qui a longé le mur, s’empare d’un deuxième tuyau et prend les malabars à revers.

Le grand essaie de se relever, mais il reçoit un coup de poing en pleine figure, asséné par François.

 

François

(avec une grimace de douleur, en se massant le poing)

- Jésus! Ça fait du bien!

 

Puis il détache le trousseau de clés pendu à la ceinture du malabar.

Maintenant, la situation s’est inversée, et les trois gardes se retrouvent, recroquevillés contre le mur, assaillis par les jets d’eau.

Les mutins se replient, sortent de la salle, et ferment avec le loquet la porte.

Joseph K. semble avoir repris quelque peu ses esprits.

 

 

Le couloir de l’asile

 

Ils le traversent en courant.

 

 

Le vestibule

 

Ils débouchent dans le vestibule et s’agglutinent devant la porte.

En un tour de main, François manipule la serrure et ouvre la porte.

 

 

La cour de l’asile

 

Eclairée par deux lampes, la cour est vide, mais un minibus est garé sur le côté, vers lequel les mutins se dirigent, et y montent.

François, toujours grâce à la trousse, fait démarrer le moteur.

Le minibus traverse la cour en courbe, passe devant la porte de l’asile au moment où les trois malabars, trempés, jaillissent de la porte, fonce vers la grille, qu’il fait sauter sur ses gonds, et s’éloigne en trombe.

 

Les mutins

- Hourrah (cris de joie)!

 

 

Une fenêtre de l’asile

 

Du haut de son observatoire, le Docteur observe les lumières du minibus qui s’éloigne.

Dans l’obscurité, il se tient, impassible.

 

 

Fondu enchaîné

 

La montagne

 

Les yeux d’un oiseau derrière un feuillage dense.

Au loin, un chien arrive en courant. Il s’approche de plus en plus, aboyant tout son soûl.

Les yeux de l’oiseau.

Les yeux du chien, aboyant toujours en fixant l’oiseau.

Les pieds bottés du chasseur qui n’est plus très loin du chien.

Les yeux du chien, aboyant.

Les yeux de l’oiseau.
On entend la voix du chasseur.

 

Le chasseur

- Blacky! de côté, de côté!

 

Le chasseur, fusil en position de tir.

Trois détonations successives de son fusil à pompe.

Le chien aboie toujours.

Le chasseur plonge le bras dans le feuillage, et en retire un corps d’oiseau totalement déchiqueté, désintégré. Il le jette avec mépris. Puis, il se retourne brusquement, pointe son fusil vers le ciel, et tire.

 

Le chasseur

- Allez, Blacky! Cherche!

 

Le chien aboyant et le chasseur s’éloignent vers leur nouvelle proie. Tandis qu’ils courent, rapetissant progressivement, défile à l’écran, en lettres blanches, le texte suivant:

 

                              On dit que Omar a été assassiné par les services secrets de l’ennemi car, pris de remords, il s’apprêtait à révéler les noms de tous les agents adverses implantés dans la patrie.

                              On dit que Ali a été exécuté par ordre d’inspiration divine, décrété par une fatwa.

                              On dit que Maya a été retrouvée dans un terrain vague, morte par overdose. Elle avait dans le sang deux grammes d’héroïne pure.

                              On dit que François a été tué d’un coup de poignard au dos par un héros qui a ainsi sauvé une fille du viol qu’elle allait subir. François a été excommunié, post mortem.

                              On dit que Joseph K. était dans un état de démence extrême, lorsqu’un chasseur l’a rencontré. Pour se défendre contre sa folie meurtrière, le chasseur a dû l’abattre.

 

 

Le chasseur et le chien, petites silhouettes au lointain.

On entend une détonation.

 

Fondu au noir

           

 

FIN

 

 

                                                                                      
Septembre-novembre 1998

© Johnny Karlitch

(Scénario libre de droits offert à tout cinéaste ou dessinateur de BD qui le désire)

 



14/10/2011
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