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CRITIQUES ET COMMENTAIRES


GHEITH AL AMINE : SIDEWALK EMPIRE

 

 

« Sidewalk empire »

 

 

 

 

 

 

   Gheith al Amine, musicien, grand connaisseur de jazz et animateur d’une émission consacrée à ce genre musical sur 96.2, est aussi vidéaste. C’est-à-dire qu’il s’intéresse à la dimension conceptuelle du cinéma.

Dans « Once Upon A Sidewalk », un objet de spéculation filmique de 21 minutes réalisé en 2009, l’auteur s’emploie à déconstruire avec brio un “récit” qui n’en est pas un, selon un processus de monstration-occultation qui nous renvoie, in fine, à notre propre espace mental.

 

 

   Le “film” opère une systématique dissection à répétition d’une scène du réel, captée telle quelle, un quasi non-événement par sa banalité insignifiante : un attroupement de personnes – jeunes, pour la plupart – sur un bord de trottoir, devant un grand battant en bois. C’est le soir ; ce pourrait être l’entrée d’une salle de spectacle, et ces personnes, des spectateurs en attente.

Mais la scène ne baigne pas entièrement dans l’anonymat brouillon qui serait le propre d’une portion de foule bruyante isolée par l’objectif de la caméra. Le cadre – fixe, en caméra portée – focalise l’attention sur le charmant minois d’une jeune fille à la longue chevelure noire, surgie de l’arrière-plan, et qui, après une brève hésitation (En ayant aperçu la caméra ?), vient rejoindre à l’avant-plan une amie, en passant auparavant près d’une jeune femme qui exhale une fumée de cigarette. Un instant plus tard, agacée, elle a une amusante réaction de protestation adressée à la caméra alors que l’amie semble vouloir contenir son geste. Elle lance, l’index pointé vers le paparazzi : « Ah ! mais ça, c’est pas juste, ca ! » Puis reprend son face à face avec l’autre, en arborant un large sourire – de timidité ? pour atténuer la brusquerie de son intervention ? On entend alors, hors champ, l’intrusion de celui qui serait le filmeur : « Ah bon ? » La fille répond un « j’sais pas » avec une moue.

A partir de cette scène initiale, Gheith al Amine va tisser un espace riche en réflexions et en possibilités de sens – avec l’appui introspectif de quatre interventions féminines qui s’expriment sur une facette de leur affectivité, et en ponctuant sa “narration” de sensations et d’émotions ambiguës au moyen d’effets visuels et sonores.

Résultat : un non-récit qui se paie le luxe d’une narrativité dramatique évoluant vers un improbable climax, et qui pourtant ne doit presque rien aux formes “classiques” de narration du cinéma. Gheith al Amine réussit avec « Once Upon A Sidewalk » à concrétiser sa prise de position de principe : découvrir et exploiter les ressources intrinsèques et spécifiques du langage filmique.

 

 

 

 

   La vidéo démarre avec la scène initiale mais présentée par le biais d’un écran de télévision. Une séquence d’intro qui renferme en germe et la tonalité et la structure de l’ensemble.

Cette mise en abîme de la scène refilmée à partir de l’écran télé nous place d’emblée dans une dimension de représentation seconde (comme on dirait d’un état second) à l’intérieur de laquelle l’auteur va manipuler, en cours de route, le réel capté, le fragmenter, le ponctuer, l’explorer dans la profondeur trouble de la trame de balayage électronique pour suggérer diverses possibilités de signification.

Pour le moment, et toujours dans l’intro, la “manipulation” consiste à supprimer le son initial, à le remplacer par de la musique suggestive et des distorsions sonores, à y injecter une injonction de silence, un « chhhuut ! » brumeux, initiant une atmosphère de secret tandis qu’une fumée de cigarette se diffuse au ralenti et que le son distille une inquiétude, une angoisse, mais en sourdine.

Premier fondu au noir, et c’est maintenant que l’auteur nous dévoile la “scène initiale telle quelle”, c’est-à-dire dans sa représentation à l’état primaire de restitution du réel.

Deuxième fondu au noir, et l’on assiste cette fois à une reconstitution de la scène initiale avec des acteurs campant le rôle des protagonistes réels (en apparition caméo parmi eux, l’auteur, entre deux femmes, à l’arrière-plan).

 

 

 

 

Ensuite, une reprise de la scène initiale mais modulée avec un ralenti et une distorsion de la bande son.

Ensuite, nouvelle reconstitution avec interchangeabilité des rôles entre les acteurs. L’auteur est reparti derrière la caméra. Comme si le film allait recommencer. D’ailleurs, dans la troisième reconstitution qui suit, on l’entend dire : « Rolling ! » (« Ça tourne ! »), tandis que le personnage central de la scène initiale devient actrice de son propre vécu, jouant son propre rôle, mais dans une atmosphère angoissante s’opposant à l’atmosphère initiale.

Et ainsi de suite, de reconstitution en reconstitution, par la répétition de la représentation de la scène initiale, Gheith al Amine cherche dans un épluchage d’oignon à atteindre un quelconque noyau. Le film déroule une structure à effet de boucle ; l’action se clôt en apparence sur elle-même et se répète, mais autrement à chaque fois.

C’est comme si la mémoire entrait en jeu, se faisait son cinéma en recréant l’événement originel de manière altérée, avec des trous, des ajouts, des mises en relief, en recadrant sur l’écran télé ses propres images souvenirs en quête d’autres pistes de sens induites surtout par des pistes de sons.

Grâce à des effets de ralenti (à double connotation : sensuelle sans le son, ou d’angoisse avec un son déformé), d’arrêt sur image, de surimpression et des effets sonores, la vidéo nous place non dans une durée subjective de la représentation mais dans des durées subjectives qui correspondent aussi aux quatre interventions de quatre femmes (elles-mêmes mises en abîme quand c’est leur image dans un miroir qui est filmée), dont les témoignages élèvent notre champ de perceptions et de sensations à un niveau de réflexions dont les thématiques sont le temps, l’âge et la maturité, l’acceptation de son corps, le désir, l’identité féminine assumée…

 

 

 

 

   Mais peut-être l’auteur nous manipule-t-il simplement pour nous égarer et nous éloigner de son intention réelle non révélée ! Comme son traitement très lynchien de la bande son semble nous l’insinuer.

Que veut dire ce « chhhuut ! » au début ? La vérité devrait-elle rester insaisissable telle une fumée de cigarette ? Pourquoi l’auteur apparaît-il entre deux femmes dans cette reconstitution de souvenirs filmés ? Son désir balance-t-il entre les deux ? Entre plusieurs ? La cherche-t-il, elle, celle que l’on voit en personnage central, ou son alter ego, plus âgé, plus mature ? Ou bien l’autre, celle au regard profond comme le cosmos ? Pouvoir de la monstration-occultation.

A la dernière image, la boucle structurelle prend un envol hors orbite. De la distanciation de départ opérée par un spectateur encore non concerné, on bascule dans une interpellation directe sans équivoque : les regards et le doigt convergent, non vers le cameraman paparazzi comme on le croyait, mais vers… nous ! Nous, spectateurs pris en flagrant délit de voyeurisme cinéphilique.

Cette vidéo est un exemple abouti du cinéma comme machine à produire de la réflexion et du fantasme.

Johnny Karlitch (2013)

 

 

A visionner à l’adresse web suivante :

http://creative.arte.tv/en/space/Arsenal_-_Institut_fur_Film_und_Videokunst_e_V_/message/10007/Gheith_Al-Amine___Once_Upon_A_Sidewalk___2009/


01/01/2013
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