Nox Illuminata

Scénario de court métrage: "Téberli" (partie 1/3)

 

             Photo © Johnny Karlitch 2011

 

 

 

Un scénario de court métrage

 

TÉBERLI

 

Une fable à suspense

par Johnny Karlitch © 1998

 

 

 

 

 

La montagne

 

Le vol libre d’un grand oiseau dans le ciel.

Une détonation, explosion rouge sur noir.

Le vol de l’oiseau est brutalement interrompu, et il chute.

La course de deux pieds bottés dans les broussailles, et celle d’un chien, plus loin devant. Encouragements haineux du chasseur, mêlés aux
aboiements frénétiques du chien.

L’oiseau, blessé, rampe sur le sol par saccades, battant vainement des
ailes.

Les pieds bottés, courant.

Le chien, courant, aboyant.

L’oiseau parvient à se cacher dans un buisson touffu.

Les pieds bottés.

Le chien courant.

Les yeux de l’oiseau derrière le feuillage dense.

Au loin, le chien arrive en courant. Il s’approche de plus en plus,
aboyant tout son soûl.

Les yeux de l’oiseau; les aboiements cessent après un court instant.

Les yeux du chien, silencieux, fixant l’oiseau caché dans le buisson.

Les yeux de l’oiseau, regardant le chien.

Les pieds bottés du chasseur qui n’est plus très loin du buisson.

Les yeux du chien, regardant l’oiseau.

Les yeux de l’oiseau, regardant le chien.

Le chien tourne la tête vers le chasseur, puis reprend sa course, et
ses aboiements, mais dans une direction différente.

Le chasseur le suit et s’éloigne.

Les yeux de l’oiseau. Après un moment, il pousse un cri, semblable à un
rire.

Un, deux, plusieurs cris lui répondent.

Des oiseaux dans le ciel.

Les yeux de l’oiseau.

 

 

Fondu enchaîné

Le vestibule d’un asile psychiatrique

 

Les yeux de Joseph K.

L’aide-soignant, grand et anguleux, lui tend un comprimé. Joseph K.
regarde attentivement le comprimé entre ses doigts. En lui donnant un verre d’eau, l’aide-soignant le dévisage, soupçonneux.

 

L’aide-soignant

- Il faut l’avaler, bien l’avaler, n’est-ce pas!

 

Joseph K. dépose le comprimé dans sa bouche, et boit une gorgée d’eau. Puis il s’éloigne. L’aide-soignant le regarde marcher et sortir un calepin. Joseph K. se met à écrire.

Un autre aide-soignant, trapu et broussailleux, s’approche du grand.

 

Le grand

- C’est le nouveau.

 

Ils le regardent griffonner sur son calepin.

 

Le trapu

- Qu’est-ce qu’il a dans la tête?

 

Le grand lui montre une fiche de patient.

 

Le grand

- Maniaco-dépressif.

 

Le trapu

(grommelant)

- Taré!

 

 

Le couloir de l’asile

 

Joseph K. marche dans un couloir de la clinique. Divers membres du
corps soignant le croisent et le regardent avec curiosité ou suspicion.

Joseph K. sourit à la plupart, en saluant d’un mouvement de tête.

Il s’adresse à un homme à lunettes, docteur ou psychiatre, d’après sa tenue, qui a un mouvement imperceptible de recul.

 

Joseph K.

- Vous pouvez m’indiquer la grande salle?

 

L’autre lui tapote sur l’épaule.

 

L’autre

- Tu te sens un peu nerveux!

 

Joseph K.

- Je cherche mon chemin.

 

- Ça va aller, tu verras.

 

- J’en suis sûr. Alors où est-ce?

 

- Quoi?

 

- La grande salle.

 

- Ah! La grande salle… oui!
Au bout du couloir, à gauche.

 

- Merci.

 

Joseph K. continue son chemin. Il sent l’autre l’observer.

 

 

La grande salle de séjour

 

Au centre de la vaste salle, une cage aux parois de verre, surélevée sur une estrade à trois marches. Un membre du personnel y est assis, scrutant la salle. Debout, à ses côtés, un psychiatre semble écrire.

Tout au long des murs, percés de quelques fenêtres condamnées par des
barreaux, sont alignées des chaises blanches. Sur plusieurs de ces chaises, des patients sont assis, seuls, en couple ou en groupe. D’autres déambulent, chacun à sa manière, erratique ou ordonnée.

Debout, à l’entrée, Joseph K. griffonne sur son calepin.

Les occupants de la cage le dévisagent.

Le psychiatre ouvre son dossier à la lettre K. Sur la feuille de rapport, un nom en gras: «Joseph K.» Le reste de la feuille est blanche. Il écrit: «Jeudi 8 novembre. 10h15. Le patient griffonne sans cesse sur un petit calepin. Il ne se décide pas à entrer, restant debout près de la porte.
Attitude dénotant un comportement compulsif-obsessionnel.»

Il referme son dossier, semble adresser des directives au surveillant, et s’en va.

Le surveillant s’empare d’une revue et se met à la feuilleter.

 

 

Le bureau/salle de séjour d’un psychiatre

 

Le vieux psychiatre

- Pas mal! Pas mal du tout!

 

Joseph K. regarde celui qui vient de parler, un vieux à lunettes et barbe.

 

Le vieux psychiatre

- Ça m’emballe, même!

 

Le vieux se lève.

Joseph K. regarde par la fenêtre.

 

 

Le vieux psychiatre

(tout en se servant un verre de whisky)

- Tu trouves pas que ton expérience serait plus plausible, si tu envoyais,

par exemple, une dizaine de témoins dans dix asiles psychiatriques
différents!

 

Joseph K.

- Si, évidemment. Mais ça sera pour la seconde étape.

Au départ, je préfère y aller tout seul.

 

Le vieux se réinstalle, son verre en main.

 

Le vieux
(avec un signe de la main en direction d’une petite
boîte à tabac
)

- Tiens, sers-toi…

 

Joseph K. la prend et l’ouvre.

 

Le vieux

- C’est de la très bonne, toute fraîche.

 

Joseph K. tient entre les doigts un joint tout prêt, qu’il hume du nez.

 

Joseph K.

- Toujours prévenant, cher professeur.

 

Le vieux

- Bah! Je sais que tu préfères l’herbe à l’alcool. A chacun ses goûts.
Santé!

 

Joseph K.

(en allumant le joint)

- Santé!

 

Le professeur boit un coup.

Joseph K. tire un coup.

Silence de connaisseurs qui se concentrent sur les sensations.

 

Joseph K.

- Par la suite, si les premières observations sont convaincantes,

on fera ça à grande échelle.

 

Le vieux

- Tu as intérêt à pas gaffer. C’est ta réputation de psychiatre qui est
en jeu.

 

Joseph K.

- Moi je dis que ce sont les principes mêmes de la psychiatrie qui
seront ébranlés. Notre vision de la maladie mentale, aussi! Qu’est-ce que c’est qu’être normal? anormal? Ce qui semble normal dans un milieu socio-culturel ne l’est pas dans un autre.

Ça nous permettrait de savoir jusqu’à quel point le diagnostic se base

sur des données propres au patient, ou si, au contraire…

 

Le vieux

(empiétant)

- Ou si, au contraire, ce diagnostic de folie n’est que le produit de l’environnement et reflète les préjugés du médecin. Tu vois, qu’un vieux conservateur comme moi est quand même ouvert à tes idées radicales.

 

Joseph K.

(riant)

- Tu avoues donc que tu aimerais y aller, à ma place.

Le vieux

(souriant et songeur)

- Pas si sûr… au fait, pas du tout! Pour tenter une aventure pareille,

c’est un coeur solide qu’il faut.

 

 

 

La grande salle

 

Un cri strident.

Joseph K. se retourne brusquement.

Une jeune fille, défigurée par la terreur, hurle et se débat contre d’invisibles ennemis.

 

La jeune fille

- Ils me scrutent… me détestent… langues fourchues.

 

Joseph K. la regarde, interloqué, puis regarde les autres.

Un jeune homme à courte barbe contemple la scène, les yeux sombres. Remarquant le regard de Joseph K. sur lui, il baisse les yeux.

Certains continuent leur manège, d’autres sont prostrés ou ouvrent grand la bouche sans un son, ou battent l’air de leurs bras.

L’infirmier de garde dans la cage parle dans un TSF.

Deux aides-soignants surgissent, le grand et le trapu. Ils immobilisent sans
ménagement la jeune fille et l’emportent.

Au haut de l’un des murs, des yeux masqués par de larges lunettes noires observent la scène à travers une petite lucarne. Ils regardent particulièrement Joseph K. qui a repris son calepin et son écriture.

Dans la salle, un jeune homme au crâne rasé regarde aussi, tour à tour, Joseph K. et le visage dans la lucarne.

 

 

Le dortoir de l’asile

 

C’est le soir.
Dans le dortoir éclairé par quelques veilleuses verdâtres, les lits sont
alignés côte à côte, en deux rangées. L’une pour les hommes, l’autre pour les femmes, séparées par un lourd rideau noir formé de trois pans. Dans l’un des lits, Joseph K. redresse la tête.

Les deux aides-soignants ramènent la jeune fille, la soutenant. Elle a l’air béat. Joseph K. fait semblant de dormir.

Les aides-soignants installent la fille dans son lit et s’en vont.

Après un instant, Joseph K. se lève et va vers le lit de la jeune fille, en écartant les pans du rideau.

Il la contemple, lui caresse le front.

 

La fille

(yeux mi-clos, elle marmonne)

- Je suis libre… une femme libre… j’aurai une famille…

un mari qui me protégera… c’est la loi…

 

Une voix

- Ces conneries, elle va les répéter pendant quelques jours.

 

 

Joseph K. sursaute.

En face, dans la rangée de lits des hommes, visible à travers l’ouverture des pans, le jeune homme au crâne rasé est redressé sur ses coudes.

 

Le jeune homme au crâne rasé

- Et puis, elle se calmera… ou alors ça sera une nouvelle crise.

 

Joseph K. ne dit rien. Il caresse toujours le front de la fille qui s’est rendormie.

 

Le jeune homme au crâne rasé

- Toi aussi, tu n’as pas avalé la pilule du soir!

 

Son regard est insistant. Puis, il se rallonge et se rendort.

Le dortoir, avec ses deux rangées de lits, les formes pitoyables allongées dessus, et Joseph K. auprès de la fille.

 

 

La grande salle

 

Dans la grande salle, le jeune homme au crâne rasé est assis, tête basse. Joseph K. s’approche de lui.

Le jeune homme le regarde par en-dessous, avec un air entendu, et rebaisse la tête.

Joseph K. s’assied à ses côtés.

 

 

Le jeune homme au crâne rasé

(à voix basse)

- Toi, t’es pas malade!

 

Il jette un rapide coup d’oeil sur Joseph K. et se met à observer les autres patients présents dans la salle.

 

Joseph K.

- Tant mieux! Tu me soulages.

 

Le jeune homme au crâne rasé

(en le regardant en coin)

- Hum…Tu fais quoi? T’es journaliste?…contrôleur de quelque chose?

 

Joseph K

(d’un ton neutre)

- Pourquoi tu as cessé de prendre tes pilules?

 

Le jeune homme au crâne rasé

- Ha! Pour la même raison que toi, pardi…

(il crache sourdement après avoir regardé vers le haut de la salle)

- Merde!

 

Il se lève et s’éloigne.

Joseph K. relève la tête pour voir une lucarne se refermer tout en haut du mur.

Il reste un instant perplexe. Puis, il sort de sa poche son calepin.

Le surveillant dans sa cage observe son manège.

Joseph K. lui sourit.

L’autre a un geste moqueur.

Joseph K. écrit.

Dans la salle, le jeune homme à courte barbe marche aux côtés de la jeune fille, la tenant par la main.

Joseph K. les observe.

De l’autre côté de la salle, le jeune homme au crâne rasé a engagé une conversation animée, pittoresque, avec deux patients.

Joseph K. ramène son regard sur le couple, se lève en rangeant son calepin et se dirige vers eux.

Le jeune homme au crâne rasé lance un coup d’oeil en sa direction, sans arrêter de parler aux deux autres patients.

Joseph K. a atteint le couple. Il adopte le même rythme de marche, et les accompagne, en silence et sans les regarder.

Le jeune homme à courte barbe manifeste un certain agacement. La jeune fille garde son air béat et fatigué.

 

 

 

Joseph K.

(après un certain temps, à voix basse)

- Je pense que ce qu’elle a subi est intolérable.

 

Le jeune homme à courte barbe reste silencieux.

Le jeune homme au crâne rasé regarde vers eux de plus en plus fréquemment, l’air énervé.

 

Le jeune homme à courte barbe

(sèchement)

- Qu’est-ce que tu en sais?

 

Joseph K.

- Faut pas être sorcier; il suffit de la regarder.

 

Le jeune homme à courte barbe hoche la tête.

Au haut du mur, la lucarne s’ouvre lentement.

 

Le jeune homme à courte barbe

- Si tu l’avais connue… avant. Toute pleine de vie.

 

Le jeune homme au crâne rasé, qui a vu la lucarne s’ouvrir, semble très mal à l’aise.

 

Joseph K.

- Pourquoi elle est ici?

 

Le jeune homme à courte barbe

(en haussant le ton)

- Pourquoi! Pourquoi! Je ne sais pas pourquoi moi-même on m’a mis ici.

 

Joseph K. l’écoute, mais son attention est perturbée par l’entrée brusque des deux aides-soignants qui s’avancent vers le trio.

Arrivés près d’eux, ils encadrent le jeune homme.

 

Le trapu

(un ton de douceur menaçante)

- François, tu viens avec nous. Le Docteur veut te voir.

 

François

(maintenu par les deux malabars qui l’entraînent au-dehors de la salle)

- Mais… je vais bien, je n’ai rien!… Je n’ai rien fait!

 

La lucarne se referme.

Le jeune homme au crâne rasé accourt vers la fille en proie à l’agitation.

 

 

Le jeune homme au crâne rasé

(à Joseph K.)

- Mouchard!

 

 

Le dortoir

 

La nuit, dans l’obscurité trouée par la lueur verdâtre des veilleuses.

La porte s’ouvre: trois silhouettes apparaissent, sombres contre le fond éclairé du couloir. 

Joseph K., couché, regarde la scène.

Les silhouettes se précisent: les deux malabars, traînant François, hébété. Ils arrivent près d’un lit vide, sur lequel les aides-soignants allongent François.
Puis, ces derniers s’en vont, en promenant la lumière de leurs torches sur les lits.

François marmonne des mots inintelligibles, les yeux fermés.

Joseph K. le regarde; puis regarde en direction du lit du jeune homme au crâne rasé.

Celui-ci lui jette un regard noir.

Joseph K. se couche sur le dos, et fixe le plafond, songeur.

 

 

La grande salle

 

Une main se pose sur l’épaule du jeune homme au crâne rasé, qui se retourne.

 

Joseph K.

- Je ne suis pas un mouchard.

 

Le jeune homme au crâne rasé

- Ha, ha!… et ton calepin! avec tes petites notes… et tes questions!

tes yeux qui observent tout, en douce… Un vrai ange!

 

Joseph K.

(en lui tendant son calepin)

- Tiens… lis mes notes.

 

Ils se trouvent à l’autre bout de la grande salle.

Le jeune homme hésite, avec une moue dégoûtée, puis il s’empare du calepin, et le parcourt rapidement.

 

Le jeune homme au crâne rasé

- Trop de mots techniques… Ah! ça c’est moi… «Il ne montre aucun signe
d’anormalité.» Ouf! c’est à mon tour d’être soulagé… hé, hé! «les deux gorilles au QI zéro»… hum, «Qui observe derrière la lucarne? Est-ce celui qu’on appelle le Docteur?… Cet endroit est louche.»

(refermant le calepin en levant les yeux sur Joseph K.)

- Qui es-tu?

 

Joseph K. reprend le calepin.

 

Joseph K.

- Je suis psychiatre. Je me suis fait passer pour malade…

Ça fait partie d’une expérience.

 

Le jeune homme l’observe, yeux mi-clos

 

Le jeune homme au crâne rasé

- Il faut être fou pour faire ça.

 

 

(à suivre)

 

© Johnny Karlitch - 1998



11/10/2011
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